Ran d’Akira Kurosawa (1985) ou une expérience japonaise du chaos

Ran charge

A l’occasion du Festival International du Film Restauré, il fut possible ce dimanche 7 février de contempler à nouveau le film de Kurosawa, dans une version restaurée en 4K. 2H40 d’un spectacle total, alliant la beauté du trait à celle de l’écriture. En 1985 et à 75 ans, Le Tenno (l’empereur en japonais) accouchait de l’un de ses derniers chef d’œuvres, et sans doute le plus beau. Éternel insatisfait, répondant que son meilleur film sera le prochain, il considérait Ran comme le plus réussi, aboutissement d’une carrière fleuve qui comptait déjà plusieurs incontournables (Les 7 Samouraïs, Entre le ciel et l’Enfer…). Le film était pourtant loin de voir le jour.

Pour mieux comprendre l’aboutissement que représente Ran, il faut d’abord revenir quelques années en arrière. Barberousse, réalisé en 1965, marque une cassure dans la carrière de Kurosawa. Au-delà de sa rupture définitive avec son acteur fétiche Toshiro Mifune (16 films ensemble mais ils ne se parleront plus jamais), il décide de donner un tournant international à sa carrière. Il rejoint la préparation du film Tora ! Tora ! Tora !,  grande fresque américaine sur le 7 décembre 1941 et l’attaque de Pearl Harbor, où la production désire confier le point de vue japonais à un réalisateur l’étant lui-même. Et quoi de mieux qu’un metteur en scène au sommet de sa forme ayant déjà 24 films au compteur ? Malgré sa participation au scénario et aux premières semaines de tournage ses méthodes ne sont pas approuvées par les producteurs américains. Départ officiel pour «fatigue», il est en réalité bel et bien congédié et remplacé par Kinji Fukasaku et Toshio Masuda.

Retour à la case départ. Mais suite à l’émergence de la télévision, concurrente directe, la production cinématographique japonaise peine à suivre la cadence. On refuse alors au réalisateur ses budgets pharaoniques d’autrefois (Les 7 samouraïs est en 1954 le plus gros budget jamais attribué à un film japonais). Kurosawa, accompagné de ses trois amis, Keisuke Kinoshita, Masaki Kobayashi et Kon Ichikawa, eux aussi illustres réalisateurs, monte sa propre boîte de production. Sort en 1970 leur premier effort et premier film en couleur du Tenno : Dodes’Kaden. Indifférence du public, accueil mitigé de la critique et échec financier entraînent la dissolution du Club des Quatre Chevaliers. Kurosawa rate une tentative de suicide en 1971. C’est désormais l’étranger qui financera ses prochaines œuvres.

Ran début montagne

Le studio soviétique Mosfilm l’approche pour l’adaptation de Dersou Ouzala, roman autobiographique de l’explorateur russe Vladimir Arseniev, dont l’existence se situe à cheval entre le 19e et 20e siècle. Kurosawa en tire une œuvre magistrale sur le lien qui se tisse entre deux hommes que tout oppose face à une nature hostile. Pourtant, il est toujours aussi difficile pour l’artiste japonais de trouver des fonds pour son film suivant. Mis au courant de la situation, c’est le réalisateur/producteur George Lucas, désormais auréolé du succès de La Guerre des Étoiles, qui vole à son secours. Associé à son ami Francis Ford Coppola, les deux hommes, fans inconditionnels du réalisateur japonais (Stars Wars étant d’ailleurs une relecture plus ou moins déguisée de La Forteresse cachée), se lancent dans l’aventure et apportent leur soutien financier (quasi-illimité) à Kurosawa. En 1980 Kagemusha sort sur les écrans et remporte un véritable triomphe, la palme d’or venant couronner ce travail d’orfèvre.

Dès lors, Kurosawa désire mettre en image un projet qu’il a développé depuis plusieurs années : une adaptation du Roi Lear De Shakespeare. Toujours en proie à la frilosité des producteurs japonais, c’est la France qui cette fois-ci lui apporte son soutien. Serge Silberman produit le film qui sera tourné au Japon et avec une équipe japonaise. Chris Marker en tirera d’ailleurs un making-of passionnant titré A.K, véritable démarche contemplative, plaçant les commentaires au second plan pour profiter pleinement de l’ambiance qui règne sur un plateau de cinéma. Ran (littéralement chaos en japonais), Kurosawa le prépare depuis longtemps via un story-board où il a dessiné et peint chaque plan depuis dix ans. Projet titanesque, il faut deux ans pour fabriquer tous les costumes (le film recevra l’oscar des meilleurs costumes en 1986), construire un château de toutes pièces sur les pentes du Mont Fuji et réunir centaines de figurants et chevaux. Démarré en décembre 1983, le tournage s’étire sur 1 an.

Au XVIe siècle, dans un Japon ravagé par la guerre, le vieux daimyo (puissant gouverneur féodal) Hidetora Ichimonji décide de partager son fief entre ses trois fils pour finir ses jours heureux et en paix. Mais les dissensions entre les trois frères plongent rapidement leurs familles, leurs foyers et la région dans le chaos.

Ce qui frappe en premier lors de la vision de Ran c’est sa magnificence visuelle. Le résultat découle directement du travail préparatoire fait par Kurosawa sur tous les plans. En effet, chaque cadre du film est pensé comme un tableau où l’élément souhaité est mis en valeur. Pour cela, le réalisateur s’appuie notamment sur l’utilisation de télé-objectifs (très longues focales) comme à son habitude. Ce qui permet d’écraser les perspectives et d’intégrer les personnages au décor. L’un n’allant pas sans l’autre, Kurosawa filme les interactions entre eux, l’influence de la nature sur l’homme et l’utilisation qu’en fait ce dernier. De plus, talent de peintre oblige, la couleur est mise en avant de manière hallucinante, chaque armée ayant son propre code et chaque décor ou costume étant soigneusement placé pour la composition des plans. Grand réalisateur, on oublie trop souvent sa véritable qualité d’artiste, comme le montrait 15 ans auparavant Dodes’Kaden et son utilisation magique de la couleur. Le tout est ici accentué à travers le sang qui coule à flot lors des batailles, rouge vif, et la fumée des arquebuses qui vire au rose. Ce sont de véritables chorégraphies colorées que dessine Kurosawa à l’aide de sa caméra.

Ran chateau

Pourtant loin du réalisateur nippon l’idée de fabriquer une image dénuée de sens. La première séquence sur les montagnes est là pour nous rappeler son génie de metteur en scène. Kurosawa joue sur deux échelles. Il nous présente d’abord le seigneur de guerre, ses fils et ses anciens adversaires au sommet d’une montagne, loin de toute activité humaine, chassant et évoquant la succession. Ils sont ramenés à des figures mystiques, dans un décor abstrait quasi-divin, isolés du monde, pratiquant une activité noble et ancestrale. Alors exposés en plein soleil, au zénith, métaphore de leurs vies, les querelles qui éclatent annoncent les rancœurs et guerres à venir. Se prenant pour plus qu’ils ne sont, ce sont avant tout des hommes, et Kurosawa n’hésite pas à nous le rappeler à travers ses plans larges magnifiques, où ces humains paraissent si petits, pensant diriger un monde qui est finalement trop grand, trop complexe et trop vaste pour eux. C’est ce dernier qui annoncera leur fin et non l’inverse.

Caractéristique récurrente du cinéma japonais, son rapport à la nature et au temps. Kurosawa insert dans son récit de nombreux plans atmosphériques. Le ciel y est le reflet des troubles qui agitent les protagonistes, le soleil éclairant les plaines où étant obscurci lors des scènes de guerre. Le réalisateur nous pousse, comme pour lui-même, à nous interroger sur une possible présence du divin qui régirait les déchirement familiaux auxquels nous assistons. Destin ou folie humaine ? Cette mise en scène de la nature amène également une contemplation dans le récit, une suspension du temps, presque une aération vis à vis du climat hostile qui règne. Un trait poétique face à la violence du monde.

Kurosawa disait filmer la guerre car il la détestait. Ran en est sûrement le plus bel exemple, notamment à travers la scène centrale du film (dans tous les sens du terme, car elle est située au milieu du film et constitue un pivot scénaristique) où le père subit l’attaque de deux de ses fils. Ceux-ci concentrent leurs armées afin d’en finir avec leur géniteur retranché dans un château, protégé par sa seule garde personnelle. Affrontements dantesques montés sur une musique éthérée, les joutes constituent un ballet incessant faits de mouvements colorés qui envahissent l’image. La guerre devient irréelle, spectacle barbare auquel se livre deux frères devenus alliés d’un jour, faisant front pour une cause commune, avant que l’un ne se détourne de l’autre. Décalage entre l’horreur de la situation et la beauté stylistique des plans et du fond musical, la lutte devient véritable cauchemar, torrent de sang, point culminant d’une ambition humaine sans limite. Et Kurosawa de placer une coupe sonore sauvage (un tir d’arquebuse), retour à la réalité et symbole d’une trahison imprévisible.

Ran folie seigneur

Hidetora Ichimonji, ancien seigneur de guerre, bascule alors dans la folie, victime de la violence aveugle et sanguinaire de ses fils, pourtant lui aussi bourreau en son temps, conquérant sans pitié, brûlant et détruisant tout sur son passage. Les démons ressurgissent dès lors devant lui, signes d’un passé violent et tumultueux. Son esprit s’éclaircit, il contemple l’horreur de ses actes, la culpabilité venant l’assaillir et l’obligeant à ne plus détourner le regard. Il erre sur ses terres, impossible pour lui d’échapper à ce qu’il fit jadis. Désormais prisonnier de sa violence, il tente d’échapper à cette réalité dont il ne veut plus, empoisonné par son propre passé. Tatsuya Nakadai (Hara-Kiri, Goyokin, La condition de l’Homme …), qui n’a plus rien à prouver, interprète fiévreusement ce personnage torturé. Pour représenter son altération mentale, Kurosawa a recours à l’art du théâtre Kabuki. Les acteurs s’y affichent masqués sur scène et les effets techniques sont nombreux afin de souligner l’impact dramatique. C’est à travers ce procédé que l’on peut observer à l’écran le résultat physique du délabrement mental du personnage. Le visage de Nakadai, ses traits, son teint, subissent un maquillage de plus en plus outrancier au fil de l’évolution de sa folie.

Dans son élan tragique et funeste, le réalisateur nippon place un personnage en contre-point, celui du bouffon interprété par Peter (ou Pîta). Acteur homosexuel nationalement (re)connu suite à sa participation aux Funérailles des Roses de Toshio Matsumoto, qui mettait à nu la communauté homosexuelle japonaise au tournant des années 70. Dans Ran il joue le bouffon du seigneur, véritable trouble-fête, bouffée d’humour et de dérision dans un monde trop sérieux. A travers ses jeux de mots et ses chansonnettes il tourne en dérision les hommes de pouvoir et ridiculise leurs actes. On sent la présence du metteur en scène moquant des comportements triviaux et égoïstes, cause des jeux de manipulation et déchirements qui imprègnent le récit.

C’est à travers un discours et une vision sans espoir que s’achève le film. Kurosawa, dans un dernier élan phrasé, ne sait plus vers qui se tourner, à qui s’adresser pour justifier cette folie humaine, meurtrière et destructrice. Volonté supérieure ou Homme libre de ses choix ? Il y répondra de manière ouverte dans un dernier plan symbolique, où l’Homme est aveugle et les Dieux abandonnés. Nous sommes loin de l’humanisme que dégageait ses œuvres précédentes, comme LAnge Ivre qui montrait la naissance d’une relation aussi étrange que profonde entre un médecin usé et alcoolique et un jeune gangster fougueux, ou Dersou Ouzala où l’amitié profonde liant un autochtone sibérien et un topographe russe transcendait les barrières culturelles. Sa carrière produira encore quelques œuvres estimables, relevant de sa plus profonde intimité, à l’instar de Dreams où il met en scène ses propre rêves. Kurosawa nous livre ainsi avec Ran un chant du cygne, celui de l’Humanité, mais aussi l’un de ses plus beaux films, et l’un des plus beaux de l’Histoire du cinéma. Il se retira alors du monde des Hommes, les laissant en proie à leurs démons et au chaos : Ran !

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Une réflexion sur “Ran d’Akira Kurosawa (1985) ou une expérience japonaise du chaos

  1. Lé0 26 février 2016 à 11 h 26 min Reply

    Cette analyse critique fait honneur à son sujet. Félicitations.

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